Le cauchemar américain

Les États-Unis sont le seul pays à être passé de la barbarie à la décadence sans connaître la civilisation.

Oscar Wilde

 

Pourquoi parler de Pain and Gain dans ces colonnes? D’abord parce que le Rock y tient l’un des rôles principaux. Ensuite parce que deux autres immenses stars des rings y font une apparition remarquée. Enfin, et surtout, parce que ce film nous en dit énormément sur l’Amérique et, partant, sur le catch. Et, partant, sur nous-mêmes.

 

 

Ça ferait un nom de PPV convenable, non?

 

 

Nalyse de Pain and Gain

 

Les États-Unis sont le seul pays à être passé de la barbarie à la décadence sans connaître la civilisation.

Oscar Wilde

 

Pourquoi parler de Pain and Gain dans ces colonnes? D’abord parce que le Rock y tient l’un des rôles principaux. Ensuite parce que deux autres immenses stars des rings y font une apparition remarquée. Enfin, et surtout, parce que ce film nous en dit énormément sur l’Amérique et, partant, sur le catch. Et, partant, sur nous-mêmes.

 

 

Ça ferait un nom de PPV convenable, non?

 

 

Nalyse de Pain and Gain

 

 

 

La justification

 

Il est des moments — par exemple après s’être enfilé un show particulièrement insipide, ou bien lorsqu’on contemple tous ces livres non lus qui s’entassent sur notre table de nuit, ou encore quand on entend des amis discuter de toutes ces merveilleuses séries qu’on ne trouve jamais le moyen de regarder — où l’on se demande sérieusement pourquoi on consacre autant de temps de cerveau disponible au catch. La simple réponse « oh, ça divertit », ne suffit pas toujours à faire taire la petite voix qui, des tréfonds de notre esprit embrumé par des milliers d’heures de visionnage de matchs et de promos, nous rappelle qu’il y a là-dehors un monde vaste et passionnant que l’on comprendrait bien mieux si l’on décidait, une fois pour toutes, de décrocher des programmes que Vince nous fourgue chaque semaine comme un dealer j’m’en foutiste refile mécaniquement la même dope frelatée à des toxicomanes trop accros pour l’envoyer bouler. Notre addiction, comprenons-nous dans ces instants de lucidité, a sans aucun doute des effets néfastes sur notre vie intellectuelle, sociale voire privée.

 

 

– Non, je n’ai pas vu un épisode de The Wire. Par contre, je peux te parler pendant des heures de la carrière du Big Show, ça t’intéresse, poupée?

Heu… Faut que j’y aille, je crois que j’ai oublié de débrancher mon fer à repasser, adieu.

 

 

Et puis, blam, une autre voix, cette même voix qui trouve toujours des justifications emberlificotées à tous nos errements les plus obscurs, se fait entendre, avançant un argument massue, à même de faire taire à la fois nos propres doutes et les moqueries de notre entourage : le catch, c’est une fenêtre ouverte sur l’Amérique! Ses récits, son esthétique, ses soubassements éthiques, politiques et spirituels reflètent à leur façon la réalité de ce grand pays qui nous fascine tous! Dès lors que l’on possède les filtres nécessaires, on en apprend énormément sur la nation de l’Oncle Sam en suivant les programmes de Stamford. Nous ne sommes donc pas bêtement en train de nous abrutir devant le spectacle idiot de quelques énergumènes qui font mine de se battre : non, nous approfondissons notre perception de la première puissance mondiale. CQFD. Rassérénés, on retourne le cœur léger à notre ordinateur, où justement une armoire à glace empoigne un adversaire et le projette à trois mètres.

 

En vérité, cette justification, pour capillotractée qu’elle soit, n’est pas entièrement fictive. Le catch, à sa façon grotesque, exacerbée, met en lumière bon nombre des principes qui régissent la psyché américaine. Et spécialement le tout premier d’entre eux, à savoir le « rêve américain » : cette certitude que chacun, dès lors qu’il croit fermement à ses projets et travaille dur, peut parvenir à ses fins et obtenir gloire et richesse — une vision de l’existence qui, comme le savent bien les lecteurs de Max Weber, épouse parfaitement l’éthique du protestantisme, religion historiquement majoritaire dans le « Land of the free ».

 

 

No Pain, no Paradise, bitches!

 

 

La réussite individuelle, matérialisée par la ceinture de champion du monde, est le but ultime dans le catch. Le titre de champion est au catch ce que l’opulence financière et la reconnaissance sociale sont à la vraie vie. Pratiquement depuis la naissance des États-Unis, le discours dominant met en valeur le self-made man, cet individu doté au départ de sa seule volonté, qui renverse tous les obstacles pour parvenir à ses fins. Ce discours s’est incarné à d’innombrables reprises dans la production intellectuelle et culturelle américaine. L’Amérique est le pays des possibles, celui où chacun peut atteindre le ciel de son vivant, à condition de ne jamais perdre sa détermination.

 

Cette éthique, étroitement liée aux dogmes libéraux (au sens historique du terme), imprègne largement la psychologie et le langage américains : « Think positive », « try hard », « do your best »… et bien sûr « no pain, no gain », formule d’ailleurs employée pour la « traduction » française d’un titre sans doute insuffisamment clair sans les négations.

 

 

Dis donc Roger, pourquoi t’as changé le titre « Pain and gain » en « No Pain no Gain »?

Parce que sinon j’arrivais pas à occuper toute la largeur de l’affiche.

 

 

L’enthousiasme est de rigueur, les efforts doivent être consentis dans l’allégresse car le succès est au bout du chemin, quelles que soient les difficultés. De la promo séminale « Hard Times » de Dusty Rhodes, pas surnommé « The American Dream » pour rien, aux slogans qui barrent le poitrail de John Cena, du « Boyhood Dream » de Shawn Michaels à l’épopée actuelle de Daniel Bryan, le catch n’a cessé de raconter cette histoire : celle de l’homme qui prend sa destinée en main et ne se rend jamais avant d’avoir atteint son but. « Get rich or die trying » est l’une des traductions, très populaire entre autres dans le monde du rap bling-bling, de cet éthos volontariste.

 

 

Certaines stipulations en sont d’ailleurs l'illustration quasi-littérale.

 

 

Évidemment, la réalité est moins idyllique, c’est une litote. Pour un Bill Gates, combien de petits entrepreneurs ruinés d’avoir un peu trop « cru en leurs rêves »? Pour une actrice oscarisée se pavanant sur le tapis rouge d’Hollywood, combien de starlettes éphémères arpentant sans but le boulevard des rêves brisés? Pour un 50 Cent, combien de wannabees  laissés sur le carreau, une balle dans le ventre, une autre dans le poumon? Pour un John Cena, combien de catcheurs obscurs parcourant le pays en quête d’un contrat d’un soir pour un cachet de misère? Cette société dévorée d’ambition n’est pas constituée uniquement de winners en limousine, loin de là. Bien plus nombreux sont les losers, victimes d’un darwinisme social qui ne dit pas son nom mais dont les manifestations sont les 15% d’habitants à vivoter sous le seuil de pauvreté, un taux d’incarcération d’environ 1 % qui est le plus élevé au monde, des centres-villes souvent à l’abandon, une toxicomanie endémique et un système politique qui voit aujourd’hui l’État fédéral pratiquement réduit au chômage technique parce que les représentants de la moitié de la population ne veulent pas entendre parler d’un système de couverture maladie universelle.

 

 

L’Amérique, l’Amérique, je veux l'avoir et je l'aurai.

 

 

Pain and Gain, j’y arrive, s’inscrit dans cette longue tradition des films consacrés aux individus ayant décidé de vivre à toux prix le rêve américain, quitte à y parvenir par la voie du crime. La phrase d'accroche de l'affiche américaine le dit bien: "Their american dream is bigger than yours". La phrase d'accroche française aussi, d'ailleurs: "Ils voulaient vivre le rêve américain. Ils l'ont volé". Mais bien loin de Scarface ou de King of New York, ses héros sont d’abominables idiots dont l’absence de sens moral n’égale que la consternante stupidité.

 

 

Money money, yeah yeah!

– Millions of dollars, millions of dollars!

 

 

 

Le film

 

Le rêve américain, nos idiots le prennent au pied de la lettre. Ce rêve invite chaque individu à se dépasser, à devenir plus grand, plus fort, plus beau? Nos pieds nickelés, enfants d’une société où rien n’importe plus que l’apparence, sont des culturistes accomplis, obsédés par les exercices de musculation et les compléments alimentaires. Mais on a beau se forger un corps à donner une demi-molle à Vince McMahon, on ne sort pas pour autant de son statut de pauvre hère. Daniel Lugo, protagoniste principal (Mark Wahlberg, qui arbore une réjouissante expression de débilité tout au long du film), est employé dans un club de fitness de Miami, le Sun Gym, où travaille également Adrian Doorball (Anthony Mackie, vu entre autres dans Gangster Squad aux côtés de Ryan Gosling), lui aussi coach de fitness et encore plus demeuré que lui.

 

 

Les méthodes d’entraînement de Daniel Lugo sont directement inspirées de John Morrison et de Bray Wyatt.

 

 

Les compères évoluent dans un décor de rêve vulgaire, sorti tout droit d’un clip de gangsta rap : palmiers, grosses bagnoles, bimbos… Mais leur statut social leur interdit de prendre pleinement leur part de ce festin consumériste. Qu’à cela ne tienne : le boulot et le bodybuilding ne suffisant pas à leur offrir la vie de leurs fantasmes, ils emploieront d’autres moyens. Lugo, inspiré par l’un de ces horribles motivational speakers qui pullulent en Amérique — Johnny Wu, joué par Ken Jeong, auteur d’une prestation cauchemardesque en tant que guest host de Raw en 2009 —, décide qu’il est un doer, comprenez un homme qui FAIT, pas une endive qui laisse la vie se dérouler avec fatalisme.

 

 

Vous allez tous devenir riches! Mais pour commencer, vous allez tous me filer cent dollars pour le ticket d’entrée à ma conférence.

 

 

Daniel Lugo avait la volonté de « devenir quelqu’un », les encouragements énergiques de Johnny Wu seront le déclic le poussant à l’action. Aucun principe moral ne fait entrave à sa décision, car chez ces gens-là, monsieur, on ne moralise pas, non monsieur, on FAIT. Lugo concocte donc un plan débile, mais qui finira par réussir. Avec l’aide de Doorball et d’un client du Sun Gym un peu neuneu — Paul Doyle, cocaïnomane repenti et Born Again Christian, qui vient de sortir de taule, joué par un Rock complètement hagard —, il décide de kidnapper un autre client régulier, le très riche Victor Kershaw, un quinqua m’as-tu vu et affairiste qui commet l’erreur d’un peu trop en raconter sur sa fortune à Lugo, son coach attitré (Kershaw est joué par l’acteur d’origine libanaise Tony Shalhoub).

 

 

Viktor Kershaw vous le dira : au club de fitness, y a pas que vos biceps qui doublent de volume.

 

 

Comme Lugo et ses copains sont très cons, ils s’y prennent comme des manches, mais finissent par embarquer le rupin dans une camionnette et l’emmener dans un entrepôt désaffecté. Leur idée est aussi simple que le reste de leur vie : forcer Kershaw à signer tout un tas de papiers pour leur léguer sa fortune, obtenir le transfert d’argent, puis libérer leur victime dans la nature et aller kiffer la vibe avec des biatchs à gros seins (enfin ça c’est le plan de Lugo et Doorball, Doyle-The Rock préférant sans doute consacrer sa part du butin à reconstruire des orphelinats religieux comme dans les Blues Brothers).

 

 

WrestleMania XXXV : le Rock et John Cena en sont réduits à attacher les spectateurs pour les forcer à regarder leur re-re-re-re-re-rematch.

 

 

Evidemment, ça tourne mal. Kershaw refuse, les cons le torturent, il tient le coup, mais commet l’erreur de révéler que malgré le bandeau qui lui cache les yeux en permanence, il a reconnu Lugo à son eau de Cologne moisie. Après un mois de tortures diverses, Kershaw, que nos héros ont enfin l’idée de forcer à ingérer deux litres de whisky, finit par céder et signer ces foutus papiers. Lugo convainc ses comparses qu’ils ne peuvent pas le laisser repartir vivant, car il les dénoncerait. Mais nos trois doers sont tellement mal servis en matière grise qu’ils ne parviennent même pas à buter proprement leur victime : comme ils ont vu faire dans les films, ils l’installent, complètement ivre, au volant d’une caisse qu’ils envoient s’encastrer dans un pilier, sauf que Doyle, prévenant, lui a mis sa ceinture. Kershaw survit, ils tentent de le cramer, n’y parviennent pas non plus, finissent par l’écraser avec leur propre caisse et se barrent. Sauf que cette vieille teigne n’est toujours pas cané.

 

Il se retrouve dans un hosto, dénonce ses agresseurs, mais les flics ne gobent pas son histoire : il pue l’alcool, ses affaires financières sont pas trop réglo, ça sent l’arnaque à l’assurance. En désespoir de cause, il contacte un détective privé, Ed Du Bois (l’impeccable Ed Harris), qui après quelques atermoiements se met à enquêter. Non sans recommander à son client de se carapater fissa de l’hosto vu que les méchants pourraient bien tenter de l’y retrouver pour finir leur basse besogne. Kershaw écoute ce sage conseil et se casse de l’hosto, peu avant que nos trois champions, avertis par les infos qu’on a découvert un type blessé mais vivant là où ils l’avaient laissé pour mort, n’y déboulent (en total look chirurgiens prêts à opérer)

 

 

Bonjour, c’est pour une opération Make a Wish.

 

 

Kershaw disparu dans la nature, nos héros décident qu’il ira se planquer au bout du monde et ne les fera plus chier. Pour eux, la vie rêvée commence. Doorball épouse l’infirmière potelée qu’il fréquente pour l’aider à soigner son micro-pénis (je détaille pas la métaphore), le Rock retombe dans la dope, Lugo reprend la franchise de fast foods de Kershaw et s’installe dans une banlieue riche… mais bien sûr, tout cela ne dure pas. A vivre comme des pachas, les trois cons dépensent leur pactole. Le Rock est le premier à craquer et tente un braquage qui échoue lamentablement. Les flics le coursent et lui tirent dessus, il en perd un doigt de pied. Doorball a claqué plein de fric pour accroître la taille de sa bite et acheter une baraque à bobonne. Lugo accepte d’aider ses potes. Sans réfléchir trop longtemps, nos clowns décident de refaire le coup qui les a rendus riches. Ben ouais, les rupins, c’est pas ça qui manque.

 

 

– On n’a plus de pognon les mecs! Brainstorming!

– …

– …

– Bon OK, allons kidnapper un richard et extorquons lui son pognon.

– Putain Daniel, t’es un génie.

 

 

Ils jettent leur dévolu funeste sur un roi du téléphone rose — Frank Griga, joué par Michael Rispoli (Jackie Aprile dans les Sopranos) — et parviennent à l’inviter, lui et sa meuf, dans la baraque de Doorball, prétendument pour parler affaires. Mais la soirée dégénère, Lugo s’empoigne avec Griga et le tue accidentellement (une haltère lui écrase le visage, lol). La nana de Griga pique une crise, ils la calment d’une piqûre de tranquillisant pour chevaux (on a de ces trucs chez soi, quand on est culturiste…), elle fait une crise cardiaque et clamse aussi. Merde alors.

 

 

Chérie, y a des bodybuilders que je connais à peine qui nous invitent à une soirée chez eux, on y va? Allez, ils vont quand même pas nous buter et dépecer nos cadavres!

 

 

Les demeurés décident de faire disparaître les corps, ce qu’ils réaliseront avec leur maestria coutumière : ils les découpent à la tronçonneuse, retournent chez Casto se plaindre du fait que « cette merde japonaise, pourquoi vous nous avez pas vendu une bonne tronçonneuse américaine, putain » se soit enrayée, font cuire les mains sur un barbecue dans la rue…

 

 

L’un des trois cents Spartiates se préparant à la bataille des Thermopyles? Non, le Rock préparant un barbecue, peinard.

 

 

Bref, ils font n’importe quoi mais y a un bon Dieu pour les attardés mentaux et ils semblent s’en sortir : ils foutent ce qui reste des corps à la mer et restent là, avec leurs deux neurones qui se battent en duel, à se demander que faire pour la suite.

 

Vous en faites pas trop pour la suite les teubés, j’ai enquêté dix minutes, c’est réglé.

 

 

Sauf que de son côté, le détective Du Bois (héros taiseux consterné par la connerie de ses contemporains, on le croirait sorti d’un bouquin d’Elmore Leonard) a progressé dans son enquête et a convaincu les flics de serrer ces abrutis. Ce qui est fait sans la moindre difficulté pour le Rock-Doyle, traumatisé par toute cette violence et réfugié dans une église, et pour Doorball la p’tite bite, arrêté chez lui sans résistance sous les yeux effarés de sa femme, qui comprend enfin (faut dire, elle a nettoyé la moquette après la soirée avec les Griga) que son gentil mari était un peu trop teubé pour avoir pu gagner légalement tout ce pognon qui lui a permis de faire tripler sa queue de volume et de se payer une maison avec des vrais murs.

 

 

– Chéri, comment te dire… Tu vas devoir raquer 10 000 dollars par centimètre que tu veux ajouter à ta bite.

Merde, il me reste que 100 000 dollars sur mon compte…

Ouais, ben t’as intérêt à trouver une nouvelle rentrée d’argent fissa si tu ne veux plus que je t'appelle Pine d'huître.

 

 

Lugo, lui, reste un doer jusqu’au bout : il échappe aux flics, parvient à rejoindre le hors bord de Kershaw qu’il s’est approprié, fuit vers les Bahamas où il reste à sa victime un dernier compte en liquide, mais y a pas écrit Jason Bourne là, donc il s’y fait coffrer à son tour, à l’issue d’une scène aussi crédible qu’un main event booké par Vince Russo où Kershaw en personne, venu accompagner les flics, met fin à la cavale de son ravisseur en l’encastrant dans un mur avec sa caisse.

 

 

Je me demande à quel moment mon super plan a merdé.

 

 

Cette joyeuse histoire s’achève comme de juste au tribunal, où le Rock témoigne contre ses deux camarades. Ceux-ci sont condamnés à mort, lui ne prend que quinze ans, ça lui laissera le temps de potasser le Nouveau Testament, Alleluia.

 

 

Le Rock a profité de ce film pour préparer son prochain rôle : le petit Poucet.

 

 

 

La nalyse

 

 

Pain and Gain est un film qui a pas mal fait parler, mais pas forcément pour les bonnes raisons selon moi. Enfin, disons que les raisons qui ont attiré l’attention dessus sont valables en soi, mais ce n’est pas exactement là que réside à mes yeux son intérêt premier.

 

 

Deux questionnements secondaires

 

 

Le premier élément à avoir fait couler l’encre sur les écrans d’ordinateur, c’est le fait que le film « s’inspire d’une histoire vraie ». Ouais, comme JFK, L’Appât et Tourne ton cul que je marque un but. Daniel Lugo et ses potes ont vraiment kidnappé un businessman (Marc Schiller dans la vraie vie, Viktor Kershaw étant seulement le nom du personnage). Ils l’ont vraiment torturé pour le forcer à leur transmettre sa fortune, puis essayé de le buter. Ils ont vraiment tué Frank Griga et sa petite amie et fait disparaître les corps. Et comme dans le film, la jeune femme a vraiment été identifiée grâce au numéro de série de ses implants mammaires.  Les faits se sont produits fin 1994 – début 1995, Daniel Lugo et Adrian Doorball ont réellement été condamnés à la peine capitale pour leurs crimes (en 1998) et vivent depuis en prison, multipliant les recours pour repousser la date de leur exécution (et à moins d’une improbable grâce, qui commuerait leur sentence en trois cents ans de taule, si si, ils devraient subir l’injection létale dans les mois à venir).

 

 

Des vrais flics récupèrent ce qu’il reste de Frank Griga et de sa nana, après avoir repêché ce baril dans les égouts. Flic, un métier de rêve.

 

 

Le film prend cependant des libertés notables avec la réalité. Si l’histoire sordide qui a vraiment eu lieu en Floride cet hiver-là vous intéresse, et si vous lisez l’anglais et avez deux bonnes heures devant vous, je vous recommande chaudement la série d’articles parue en 1999 dans le Miami Herald, où tout ce cauchemar est retracé avec beaucoup de clarté et de talent. Les différences entre les faits montrés dans le film et la réalité sont nombreuses, à commencer par le personnage de Paul Doyle, joué par le Rock, qui est en fait la combinaison de plusieurs individus impliqués dans l’affaire. Divers épisodes ne se sont pas passés comme ce qu’on voit à l’écran, ou bien dans d’autres endroits, ou à d’autres moments. Tout cela est secondaire et tout à fait acceptable au vu des limites du genre.

 

 

Par exemple, Riri, Fifi et Loulou n’étaient pas habillés en ninjas le jour de l’enlèvement de leur première victime. Mais ils avaient vraiment envisagé de le faire. Donc ça va.

 

 

Ce qui, en revanche, a vraiment fait jaser, c’est la tonalité générale de Pain and Gain. Le film se veut comédie noire. Lugo, Doorball et le symbiote Doyle sont souvent présentés sous un angle comique, avec une indéniable sympathie. Schiller-Kershaw, lui, mérite pratiquement ce qui lui arrive : c’est un connard, une grande gueule et un escroc. IRL, Lugo et Doorball étaient des idiots, certes, mais avant tout des sadiques et des assassins. Schiller a subi des tortures dignes d’Abou Ghraïb et été détenu dans des conditions inhumaines. Tout indique par ailleurs que, contrairement à ce qui est montré à l’écran, les bodybuilders avaient dès le départ l’intention de tuer leur victime, puis une fois le projet Griga lancé, de tuer Griga également. On peut comprendre que Marc Schiller n’ait pas apprécié la façon dont son calvaire est narré, et que la famille de Frank Griga ait jugé insoutenable la bonhomie attribuée aux bourreaux. Tous ces arguments sont valides, mais quitte à se montrer cynique, on peut froidement les écarter car ils ne nous concernent que marginalement en tant que spectateurs : à moins d’être aussi ramolli du bulbe que la bande du Sun Gym, on rectifie soi-même toute interprétation positive qu’on pourrait avoir de ces sinistres canailles.

 

 

OK, OK, t’es une victime, mais fais pas ta pleureuse non plus : t’as quand même un sacré sale caractère, donc quelque part tu l’as un peu cherché, ton mois de torture.

 

 

Mais cette polémique nous amène au deuxième aspect de Pain and Gain qui a suscité d’abondantes discussions dans la presse et sur le Net : ce film est réalisé par Michael Bay. Et Michael Bay, voyez-vous, ce n’est pas n’importe qui. C’est l’épitomé du grand spectacle hollywoodien, le nabab du blockbuster de série, l’empereur de la superproduction à 100 millions de dollars boostée aux explosions colossales et aux affrontements tellement spectaculaires qu’à côté Ben Hur c’est du Beckett. Michael Bay, c’est le mec qui a jusqu’ici réalisé des drames psychologiques aussi intimistes que The Rock (voilà qui annonçait une collaboration fructueuse avec Dwayne Johnson), Armageddon, Pearl Harbour ou encore Transformers. Bref, c’est LE faiseur hollywoodien par excellence, célèbre par ses effets spéciaux monstrueux et ses ralentis intempestifs pour faire genre. Et voilà qu’il s’essaie à un genre complètement nouveau pour lui, une « comédie noire »! Et pourquoi pas les frères Coen aux commandes du prochain Terminator aussi?

 

 

Mark, il faut bien transmettre au spectateur que tu es un être complexe! Mordille-toi les lèvres, comme à l’Actor’s Studio!

Heu Michael je veux bien, mais je porte un masque.

Ah. Oui. Pas faux. Bon ben plisse les yeux alors.

 

 

N’étant pas spécialement passionné par Michael Bay, ni d’ailleurs un cinéphile averti, je me garderai bien d’établir un jugement formel détaillé sur son Intellectual Turn. Ce qui me semble certain, c’est qu’avec Pain and Gain le bonhomme ne s’est pas soudain mué en réalisateur génial, ne s’est pas débarrassé de la balourdise propre à ses œuvres antérieures, et n’a probablement pas convaincu les organisateurs des festivals de Cannes, Sundance ou Berlin de le couvrir de lauriers. Le film est trop long (2h10), certains personnages n’apportent rien (à commencer par la demi-pute roumaine que Lugo se tape avant de la refiler au Rock, quand bien même elle est inspirée d’une vraie petite amie de Lugo de l’époque), plusieurs passages à visée humoristique tombent à plat (toute l’histoire, inventée de toutes pièces, du holdup raté du Rock et de sa perte d’orteil subséquente; mais aussi la vie de parfait voisin de Lugo, ou encore l’idée consistant à faire retenir Kershaw par ses ravisseurs dans l’entrepôt d’un magasin de sex toys, ce qui permet à nos héros de brandir, la mine effarée, des bites et des chattes en latex).

 

Stylistiquement, Bay a tenté de la jouer cool, avec des voix off commentant l’action de façon intempestive et des inserts de texte au milieu de l’écran (« Si, si, c’est tiré de faits réels »), mais sans égaler la décontraction naturelle vue par exemple dans les comédies comparables de Guy Ritchie (Snatch et Arnaques, Crimes et Botanique). Enfin, il continue d’abuser des ralentis injustifiés dans les scènes d’action, sans qu’on sache s’il pense vraiment réussir par ce biais à mieux nous faire ressentir l’intensité des moments de bravoure ou s’il envoie un clin d’œil à ses fans traditionnels — ce qu’il fait sans aucun doute quand les trois gangsters s’éloignent de la voiture de Kershaw, tandis qu’elle explose, sans se retourner.

 

 

Les mecs cool ne regardent pas les explosions, paraît-il. Ça leur fait un point commun avec les gros cons, donc.

 

 

 

Ce que le film nous dit à l'insu de son plein gré

 

 

Et c’est à travers cette histoire de clin d’œil passant par-dessus le quatrième mur que je vais retomber sur mes pattes et vous reparler de catch. Un peu comme Ric Flair et sa fameuse œillade au public alors qu’il prépare une manœuvre vouée à l’échec depuis la troisième corde, Bay nous dit, en truffant son film « d’auteur » de scènes sorties tout droit de ses blockbusters habituels : même si je raconte une « vraie » histoire, je le fais avec mes codes de toujours, car ces codes ont profondément pénétré la vraie vie. Les héros de Pain and Gain — BASED ON A TRUE STORY! — sont des vrais hommes ayant vraiment existé et commis tous les actes qu’on voit à l’écran? Certes, mais ce sont avant tout des Américains faiblement éduqués, dont la socialisation s’est faite dans un univers de films d’action. Donc : ils parlent comme ils ont vu le faire dans les films, ils agissent comme ils ont vu le faire dans les films, ils vivent comme ils ont vu le faire dans les films. Ils n’existent pas réellement, ils sont, c’est tout. A l'instar des gimmicks de nos catcheurs, ils se résument à une ou deux caractéristiques primaires. Ils imitent maladroitement, mais avec énergie, un modèle d’humanité effrayant de platitude : celui des badass à la musculature grotesque, fiers d’être des putain de doers, dont regorgent les clips, les shows de catch et les films de série B que la télé américaine déverse à flot continu sur le monde depuis des décennies.

 

Quand Michael Bay, lui-même réalisateur de clips et de films bourrins, parle de héros « réels », il n’a d’autre choix que de les « bayiser » (rien de sexuel dans ce barbarisme, encore que) car les vrais Daniel Lugo, Adrian Doorball et consorts étaient, à l’instar de millions de leurs semblables sur la planète entière, des boulets dotés d’une vision du monde de chimpanzé. D’ailleurs, les vrais malfaiteurs, Aïe-Aire-Elle, s’étaient donné des noms de code : Lugo était « Batman », Doorball était « Robin ». CQFD.

 

 

– Bon, on va découper les corps en tout petits morceaux à la tronçonneuse, j’ai vu ça dans un film.

Ou alors on peut les téléporter sur une autre planète! J’ai vu ça dans un film aussi!

Merci de ton aide, Adrian.

 

 

C’est en cela que Pain and Gain est fascinant. Le rêve américain a déjà été démonté au cinéma des milliers de fois, par des réalisateurs autrement plus doués et dans des films autrement plus ambitieux, de Macadam Cowboy à Requiem for a Dream. Mais ici, cette opération de mise à nu de ses ressorts les plus cruels (la réussite individuelle par-dessus tout implique d’écraser physiquement les autres sans la moindre pitié, et s’achève presque toujours par un échec cinglant) est le fait non pas de quelque intello new yorkais, mais de Michael Bay, c’est-à-dire la personnification même de cette sous-culture qui alimente sans discontinuer la rhétorique moisie de ce rêve devenu cauchemar. Pain and Gain, c’est l’industrie américaine du divertissement qui constate avec amusement les dégâts qu’elle a causés dans le pays. D’ailleurs, le drapeau américain est omniprésent dans le film, jusqu’à la scène finale où Lugo est emmené vers le couloir de la mort et lève une dernière fois les yeux vers la bannière étoilée, se persuadant que même s’il a échoué, il n’a pas de regrets : il aura été un doer. Get rich or die trying, qu’ils disaient.

 

 

L’Amérique, l’Amérique, si c’est un rêve, je le saurai.

 

 

Ce serait sans doute aller un peu trop loin que de voir dans Pain and Gain un mea culpa soudain et absolu de la machine à rêves américaine. Bay aurait pu faire passer un tel message s’il l’avait voulu, et étant donné que le bonhomme est adepte des grosses ficelles, on aurait sans doute eu droit, dans une telle hypothèse, à une dénonciation pleine de pathos de l’orgie de violence et de l’immoralité propre au mainstream américain.

 

Or ce qu’on voit ici, c’est une prise de conscience très partielle, presque involontaire : oui, le rêve américain avec son imagerie de gros bras prêts à tout pour réussir, a été complètement perverti, mais finalement, qu’importe? Ce monde clippé, cet univers artificiel dont Miami est l’incarnation parfaite, est désormais immuable. D’autres Lugo et Doorball viendront, toujours aussi abrutis, toujours aussi veules, et le soleil continuera de se réfléchir dans les Ferrari rutilantes et les gratte-ciel surplombant les plages où se pavanent des pétasses dont les bikinis ont bien du mal à contenir leurs faux seins.

 

Les quelques scrupules moraux, résidu d’une éthique ancienne et oubliée, sont le fait de Doyle (the Rock), mais ne durent qu’un court instant : c’est Doyle qui écrase en voiture Kershaw, avec lequel il avait pourtant sympathisé pendant sa détention, et qui replonge à corps perdu dans la coke et les putes, remisant son Christian Turn à plus tard, quand il n’aura plus de pognon et se retrouvera derrière les barreaux — il sera bien temps de revenir à Dieu à ce moment-là. Dieu qui, soit dit en passant, aura été bien utile à nos lascars au moment d’acheter des tasers : le vendeur, d’abord récalcitrant à leur vendre des armes, cède à l’argument du Rock, qui prétend qu’ils sont les gardes du corps d’un groupe de rock chrétien. Le bon Dieu est américain, et il aime les flingues.

 

 

Et si vous tombez sur des méchants qui ne croient pas en Dieu, butez les de ma part! Praise the Lord mes frères!

 

 

Le catch est lui aussi coutumier de ce genre de « lapsus ». J’ai déjà eu l’occasion d’en parler ici à propos de la storyline opposant Shawn Michaels à JBL en 2009, mais ce n’était qu’un exemple parmi d’autres. La WWE a bien des points communs avec le Sun Gym : là aussi, des jeunes mecs ambitieux gonflent leur physique au-delà de toute raison et se jettent littéralement, à corps perdu, sur leurs adversaires, qu’ils piétinent impitoyablement pour arriver au sommet. Là aussi, le discours dominant contient une part de moralité, mais celle-ci est toujours sacrifiée sur l’autel de la réalisation des objectifs individuels : que l’on songe à toutes les fois où ce parangon de vertu qu’est John Cena (Mister Hustle, Loyalty, Respect) agresse sans la moindre hésitation des opposants déjà vaincus. Comme les héros de Pain and Gain, les têtes d’affiche de Stamford ne reculent devant rien pour assouvir leur rêve, règlent leurs différends par la violence, font régulièrement appel aux « valeurs américaines » de dépassement de soi, arborent volontiers un patriotisme primitif…

 

Et comme Michael Bay le fait avec ce film grinçant, les bookers nous sortent parfois des histoires qui semblent dénoncer les abus de cette vision du monde basique, par exemple avec le gimmick des Real Americans, qui (même s’il est dû aux bisbilles opposant Linda McMahon au Tea Party) vise à montrer les abus du patriotisme cocardier, ou encore avec les dénonciations récurrentes, par les adversaires de Cena, de la vacuité et de l’hypocrisie propres à ce personnage devenu un homme-sandwich pour publicités, bien loin des nobles valeurs dont il se prétend le porte-étendard.

 

 

NON je ne veux pas de Fruity Peebles, saloperie!

 

 

Et evidemment, pour faire le lien direct entre la WWE et Pain and Gain, il  y a Dwayne « The Rock » Johnson. Le merveilleux Dwayne « The Rock » Johnson. Le Rock, c’est Miami, on l’a bien compris avec Wrestlemania XXVIII, tenu dans sa cité natale. Le Rock, c’est le glamour musculeux et flamboyant de la plus grande ville de Floride, c’est l’incarnation de cet entertainment devenu l’alpha et l’oméga de la psyché d’une bonne partie des Américains, c’est le « bigger than life » fait homme. Pourtant, il est presque utilisé ici à contre-emploi : il ne tient pas le rôle du boss Lugo, mais celui de Paul Doyle, personnage composite, on l’a dit, hésitant, influençable et souvent involontairement comique. Et il y fait merveille, ce qui ne sera pas une surprise pour ceux qui ont connu son travail de comedy face, de comedy heel, de comedy tweener…

 

 

– … et donc je me disais, on pourrait faire une super tag team toi et moi, on appellerait ça Rockswoggle, à nous deux on pourrait même battre les Prime Time Players et gratter un main event à Saturday Morning Slam et…

Putain, rappelle-moi déjà pourquoi je t’ai pistonné pour ce rôle, sale nain.

Parce que je t’ai menacé d’envoyer à TMZ les photos où tu sautes ma frangine.

… Rockswoggle tu disais? Ça sonne bien.

 

 

Mais finalement, sa performance n’est pas l’important : l’important, c’est que Michael Bay a choisi l’ancienne icône du catch pour un rôle finalement peu physique (une seule, et très courte, scène de bagarre, dans une cour de prison contre Kurt Angle, dont le caméo dure à peu près cinq secondes) qui aurait pu être attribué à pléthore d’acteurs hollywoodiens. Mais la star des trois derniers Wrestlemanias est devenu un nom bankable dans la « fabrique des rêves », et peut-être qu’un homme ayant tout compris au catch était le mieux indiqué pour évoluer dans le monde artificiel et darwinien de Pain and Gain — un monde qui est, dans sa simplicité bestiale et amorale, l’Amérique d’aujourd’hui, tout simplement. 

 

 

Oh putain! Ce truc va briser mon freaking neck!

 

 

La sous-culture « rêvoïde » américaine est un couteau suisse à multiples lames : les blockbusters d’Hollywood en sont une, le catch en est une autre, de même que les émissions de télé-réalité, tout un pan de la musique calibrée pour les masses, certains jeux vidéo parmi les plus célébrés (à commencer par Grand Thieft Auto), une proportion non négligeable des comics destinés au grand public et même le storytelling politique, largement inspiré par cet univers là — d’ailleurs, tout le récit officiel post-11 Septembre semble sorti d’un navet de Michael Bay et consorts, spécialement les répliques cultes de George W. Bush, patricien de la côte Est mué en cowboy redneck pour complaire à son électorat, expliquant l’opération anti-terroriste par « We’re gonna get these guys » et proclamant « Mission accomplished » une fois l’Irak envahi.

 

 

C’est bon! Nous avons vaincu les aliens!

Les Irakiens, Monsieur le président, les Irakiens. Pas les aliens.

Ah oui, zut, j’ai confondu avec la fin d’Independance Day.

 

 

Ce qui frappe le plus, dans cet univers-là, c’est de voir à quel point ses personnages sont des pantins qui se réduisent à deux ou trois caractéristiques très simples. Mais des générations d’abrutissement télévisuel et informatique ne pardonnent pas, et cette image est largement conforme à un monde (la France est loin d’être épargnée) où les avis, les sentiments et les désirs sont dictés par un dispositif primaire à but exclusivement lucratif. Le catch a au moins pour lui d’admettre ouvertement qu’il est chiqué, faux, artificiel. De ce fait, il se libère de l’hypocrisie consistant à prétendre à quelque « vérité » devenue de toute façon inatteignable dans le contexte actuel. Dans ce monde du faux, seul celui qui assume sa fausseté est dans le vrai, finalement. D’où la supériorité du catch sur les autres formes de récit de notre univers. D’où, aussi, le fait que le plus beau slogan jamais arboré dans le cadre d’un show de catch est celui de Mr Anderson à la TNA.

 

 

Merci de votre attention.

 

 


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