Le clown est mort, vive le clown!

Nous flottons tous, en bas.

Stephen King, Ça

 

Ça est mort. Mais pas nos terreurs.

 

 

A jamais dans nos cauchemars.

 

 

Sur la mort de Matt Osborne et la vie éternelle de Doink

 

Nous flottons tous, en bas.

Stephen King, Ça

 

Ça est mort. Mais pas nos terreurs.

 

 

A jamais dans nos cauchemars.

 

 

Sur la mort de Matt Osborne et la vie éternelle de Doink

 

 

Quoi de plus dérangeant qu’un clown? Qu’on y songe. Un adulte grossièrement maquillé, le visage immaculément blanc barré d’un gigantesque rictus figé d’un rouge intense,  vêtu d’une grotesque redingote et de chaussures démesurées, une bulle rouge sur le nez, une perruque multicolore sur le crâne, des ballons à la main, une rose faisant pistolet à eau à la poitrine… Vous laisseriez vos gamins avec ça, vous?

 

Ça. Je ne l’avais pas prémédité, mais dès le premier paragraphe, le mot sort. Ça. En anglais, « it ». Titre d’une terrifiante trilogie de Stephen King parue en 1986 et dévorée — les 1800 pages — par votre serviteur en trois jours quelques années plus tard. Le « Ça » éponyme est l’incarnation des peurs d’un groupe d’enfants, une entité se nourrissant des terreurs psychologiques de chacun qui prend l’apparence de la chose la plus redoutée au monde par celui qui se trouve en présence. Donc, quand les enfants se retrouvent face à Ça, forcément, ils voient…

 

 

Ils voient Ça.

 

 

Le clown, c’est une immixtion intolérable des adultes et de leurs gros sabots dans la fragile psyché enfantine. Le clown parodie laidement et lourdement les jeux purs et sincères du premier âge, son accoutrement vulgaire et sa taille soulignant à tout instant l’insoutenable artifice. Le clown, c’est l’enfant devenu grand mais toujours coincé dans l’enfance, le corps qui grandit bien plus vite que l’esprit, et qui va donc continuer à grandir, puis vieillir, puis mourir, toujours avec ce ricanement aux lèvres et cette musique prétendument joyeuse émanant de son inquiétante aura. Le clown, c’est la mort de l’enfance.

 

Stephen King n’a pas inventé l’image du « evil clown », qu’on retrouve (merci Wiki) entre autres chez Edgar Poe cent ans plus tôt, et qui avait marqué les esprits, quelques années avant la rédaction de « Ça », avec l’arrestation et le procès, à la fin des années 1970, d’un serial killer ayant assassiné une trentaine de jeunes gens, John Wayne Gacy.

 

 

Voici une vraie photo de Gacy au travail : il gagnait sa vie en tant que clown, ce qui lui a valu le surnom de Killer Clown.

 

 

C’est fin 1992, dans une Amérique encore marquée par l’affaire Gacy (qui sera finalement exécuté en 1994), par le succès de « It » (numéro un au classement des bestsellers aux États-Unis en 1986), par la performance de Jack Nicholson dans le rôle du Joker dans le premier Batman (1989) et où résonnent déjà les premiers morceaux de Insane Clown Posse (dont le leader, Violent J, tente justement au début des années 1990 de percer dans le catch, drôle de coïncidence) qu’apparaît à la WWF Doink the Clown, un personnage effrayant qui mobilise toutes les peurs liées à sa drôle de profession. Surgissant sur une musique de clown discordante, il s’en prend à des fans dans le public, recourant souvent à divers artifices clownesques qui ne rendent ses attaques que plus flippantes. L’homme derrière le maquillage est Matt Osborne, créateur du concept, un catcheur expérimenté de 34 ans, qui avec ce gimmick vient de décrocher son second sésame pour la WWE, lui qui y avait déjà effectué une première carrière quelques années plus tôt et avait même affronté Ricky Steamboat lors du tout premier Wrestlemania.

 

 

– Dis donc Matt, t’es bon, mais la barbe noire et la chevelure blonde, ça fait un peu bizarre…

Ouais, t’as raison Ricky, je vais changer de style.

 

 

Alors?

 

 

Ses sinistres pitreries lui permettent, quelques mois à peine après son arrivée, d’obtenir un quasi-Graal : un match individuel à Wrestlemania IX tenu, ça tombe bien, dans la ville la plus pitresque de la planète, Las Vegas, le 4 avril 1993. Son adversaire est le colosse Crush, qui début janvier a protégé un enfant installé au premier rang d’un show d’une simagrée du sinistre bouffon. A Mania, puisant au plus profond de son insondable machiavélisme, Doink s’arrange pour mettre l’arbitre KO, le temps qu’un… second Doink, si si, déboule sur le ring, assomme Crush avec un plâtre et se volatilise au moment même où l’arbitre reprend ses esprits. Le clown tricheur couvre son ennemi et remporte son match, de la façon la plus honteuse qui soit, bien digne de la malveillance et de la viscosité propres à ces prétendus amuseurs.

 

 

Clowns everywhere!

 

 

Le fait marquant, ici, est bien sûr, l’irruption d’un second Doink, déjà apparu aux côtés du Doink originel lors des semaines de buildup du match de Mania. Doink-Osborne n’est qu’un avatar de cette multitude inquiétante de clowns belliqueux qui peuple notre inconscient. Un clown maléfique n’est jamais vraiment seul, il n’est qu’un représentant de cette armée ricanante issue de nos cauchemars. Doink-Osborne a été aidé par un comparse (joué en l’occurrence par un obscur catcheur du nom de Steve Keirn), et bien malin qui saura distinguer les deux : le maquillage protège l’identité réelle des hommes, s’il y a vraiment des hommes sous ces faces de craie, aussi sûrement que les masques protègent les visages des luchadores.

 

 

Dolly n'a donc pas été la première brebis à être clownée.

 

 

Les têtes pensantes de la WWE ne s’y tromperont pas. Quand Matt Osborne, trop accro à la cocaïne, est viré en septembre 1993, il est tout bonnement remplacé, en tant que Doink, par un autre catcheur, un certain Ray Apollo. C’est ce dernier qui incarnera le clown à partir de là. Les experts estiment qu’il aura été moins bon que l’original, mais la raison de ce jugement réside probablement dans le face turn opéré par le personnage au moment même où Osborne prend la porte. Car oui, Doink devient face, en dépit de la terreur que son apparence seule continue de semer dans les esprits. Et pour mieux nous le rendre sympathique, on lui accole… des putain de nains déguisés en Doink. Qui feuderont, à ses côtés, contre un Jerry Lawler heel accompagné de ses propres nains à lui, feud qui culminera cette année-là à Survivor Series dans un match bien planqué dans les placards de notre mémoire. Les voici lors de leur entrée.

 

 

Oups pardon, ça c’est la creative team qui arrive au boulot.

 

 

Ce ne sont là que les derniers soubresauts d’un gimmick châtré. Privé de sa nature macabre, le clown devenu gentil passera rapidement de midcard en lowcard, après une défaite en mixed tag team (clown + clown nain vs. monstre tatoué + monstresse tatouée) contre Bam Bam Bigelow à Wrestlemania X. Il perd son dernier match télévisé en 1995 contre un aristo qui deviendra un peu plus tard le roi des rois, fait une dernière apparition en 1997 pour mieux se faire défoncer par Steve Austin, et s’efface, l’Attitude Era qui s’annonce n’ayant guère de tendresse pour ce genre de bouffonerie. On le reverra dix ans plus tard, joué par Osborne, de nouveau clean, lors d’une bataille royale des légendes tenue à l’occasion du quinzième anniversaire de Raw. Ces dernières années, le rôle a été épisodiquement repris par Steve Lombardi, l’ex-Brooklyn Brawler, qui a pu partager le ring avec des stars du calibre de Santino, Khali ou Slater.

 

 

Sérieux… même là, dans un comedy match anodin de lowcard… il fout grave les boules non?

 

 

Matt Osborne avait apparemment vaincu ses démons, les mêmes que ceux de bon nombre de ses collègues, mais son corps avait trop absorbé de saloperies : il vient de mourir, à cinquante-cinq ans. C’est jeune pour un Américain de sa génération, moins pour un catcheur pro, et encore moins pour un clown démoniaque, être dont l’enveloppe charnelle ne peut qu’être rapidement consumée par la haine qui l’habite. La WWE lui a rendu hommage sur son site officiel, identifiant Doink à son créateur, si bien qu’il semble douteux que l’on revoie le clown en tant que tel sur un ring à l’avenir. Mais à l’instar de James Bond ou Superman, le personnage de Doink dépasse la personnalité de son interprète. En intégrant au théâtre baroque du catch son inquiétante silhouette, la WWF avait trouvé en nos esprits l’écho d’une peur bien plus profonde que celle que susciteraient par la suite ses autres monstres d’apparat, qu’il s’agisse de Kane, de Mankind ou du Boogeyman. Rien ne dit qu’il ne reviendra pas nous angoisser de nouveau, peut-être sous une forme renouvelée, comme par exemple Kizarny, projet abandonné au dernier moment début 2009.

 

 

N’hésitez pas à me contacter pour anniversaires, baptêmes, bar-mitzvahs, messes sataniques, profanations de sépultures, sacrifices humains.

 

 

Car le clown des enfers n’est jamais très loin. Tapi dans l’angle mort de nos consciences, il peut surgir à chaque instant, accompagné de sa mélopée faussement enjouée et de son sourire de la mort. L’excellent comic Supreme Power m’a récemment jeté à la gueule cette image glaçante, qui est venue relancer la phobie ouverte par le livre de Stephen King et prolongée par l’affreux Doink. Dans le tome 5, intitulé Nighthawk du nom du héros principal (la version locale de Batman), un serial killer déguisé en clown commet une série de meurtres épouvantables. Eh ben, en lisant ce volume glauquissime, j’ai eu la petite musique de Doink en tête tout du long. Ce n’est jamais terminé.

 

 

Nous flottons tous, en bas.

 


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